Sauvageot : Laissez-moi
Il s'agit d'un courrier qui n'atteindra jamais son destinataire. Dans le train qui la conduit vers le sanatorium, une jeune femme lit une lettre que vient de lui remettre son amant : lettre moins de rupture que de congé. Le jeune homme en question, que l'on ne connaîtra d'une certaine manière qu'en « négatif » (à travers la réponse qui lui est faite), a choisi le parti de la santé, de la réussite, de ce qu'il ose affirmer (non sans précautions) être la vie. Il lui est répondu que la vraie vie ne loge peut-être pas dans l'heureux palais qu'il imagine.Le texte, ainsi que l'indiquait son premier titre, se veut d'abord le commentaire de cette lettre reçue : miroir « réfléchissant » le discours convenu de la pensée bien portante, bien-pensante, tiède et prudente. Le jeune homme en effet n'est pas de ceux qui vous assènent le pire avec la brutalité des goujats, il sait enrubanner sa pensée des prétendues délicatesses d'usage, on ne lui a pas appris en vain les règles de la bonne éducation. Mais il a en face de lui une interlocutrice redoutable, une « veilleuse » dès longtemps mise en vigilance par la maladie, tenue en éveil par la souffrance, l'un de ces regards à qui rien n'échappe et qui savent lire dans la nuit des coeurs, démêler les faux-semblants dont l'existence ordinaire s'accommode si bien. Bref, l'un de ces êtres dont la clairvoyance est le fruit d'une perpétuelle alerte et qui, mieux que d'autres familiers de la mort, savent mieux que les autres aussi poser la question essentielle : « Qui vive ? »Cioran avoue quelque part qu'il ne peut s'empêcher d'avoir un peu de mépris pour les gens qui se prévalent de leur heureuse santé ; et il les plaint : ils font en général de piètres sentinelles dans les combats de l'existence, et de timides explorateurs des gouffres de la pensée. Marcelle Sauvageot, c'est sûr, n'a pas peur d'y aller voir, et sa descente aux enfers de l'amour ne s'épargne aucune épreuve. Impitoyable envers celui qui a trahi, elle ne s'accorde à elle-même aucune consolation, pas même celle de la déception : elle savait les insuffisances de l'amant, n'ignorait pas non plus ses propres faiblesses, mais concevait l'amour comme une lucidité partagée capable de faire naître par fusion le « meilleur » de chacun ; capable même de les fondre l'un et l'autre en un « nouvel être » pleinement éclairé sur lui-même. Et voici qu'elle s'aperçoit que ce rêve, elle a peut-être été seule à le faire : « Ce qui me fait souffrir, ce n'est pas tant la mort d'un amour que celle d'un être vraiment vivant que nous avions créé l'un et l'autre, que peut-être moi j'avais créé seule… Cet être était une union de vous et de moi, tels que nous nous voulions l'un et l'autre. »Pareille fusion, on le comprend vite, implique de part et d'autre une exigence portée à très haute température. Prudence et tiédeur ne sont pas de mise à ce jeu, dont le but est la pure transparence de soi sous le regard de l'autre. Peut-on dire qu'il y a amour entre deux êtres si l'un d'eux a peur de se révéler entièrement à l'autre ? Elle s'est montrée toute, dans l'entière nudité de l'âme, livrée jusqu'au tréfonds au regard de l'amant. Tandis qu'il se réservait à lui une part centrale de lui-même, estimant qu'elle n'était pas à partager . « Mais si tu t'aperçois que deux yeux te regardent, puis sourient, tu te révoltes. Tu as l'impression qu'on t'a vu et tu ne veux pas être vu.»Elle ne triche pas. Si elle veut voir, tout voir, tout connaître, elle accepte aussi d'être vue sans restriction : l'amour n'est pas l'amour s'il ne transgresse pas toute pudeur. Sans doute elle ne se cache pas qu'elle a trop demandé, imaginant une « érotique » (car c'est bien de cela qu'il s'agit) où chacun pénétrerait entièrement l'autre. Combien d'hommes sont prêts à cela ? Mais elle ne regrette rien, même convaincue qu'à vouloir garder l'oeil clair et libre, on court le risque de la plus grande solitude.
Cioran (encore lui) saura résumer l'affaire en peu de mots : « La clairvoyance est le seul vice qui rend libre. Libre dans un désert. »Est-ce aussi pour cela que Marcelle Sauvageot a finalement rencontré si peu de lecteurs ? Quelques-uns pourtant, et non des moindres, n'ont pas hésité à rendre les armes devant son petit livre implacable :« Premier livre écrit par une femme qui ne soit pas de soumission… Livre de tristesse noble ; livre de dignité ! Admirable ! » CLARA MALRAUX« Ce livre rare et pur, presque miraculeux pour notre époque. » ROBERT BRASILLACH« Cette attention à ce qui est en elle, Marcelle Sauvageot paraît la détenir à l'état inné, et elle l'exerce avec une simplicité qui semble chez elle le naturel même de la rigueur. » CHARLES DU BOS« Un ouvrage qui est, en quelque sorte, d'harmonie et de contrepoint — où chaque thème a sa réponse, chaque idée sa complémentaire, et qui témoigne d'une vie mentale exceptionnelle, singulièrement divisée contre soi-même. » PAUL VALERY« Un petit volume si amer, si pur, si noble, si lucide, si élégant, si sévère et d'une tenue si haute dans son allure désolée et déchirée. On serait presque tenté de dire que c'est là un des chefs-d'oeuvre de la plume féminine, s'il n'était inconvenant d'introduire une idée de littérature dans cette confession d'une fierté clairvoyante et meurtrie. » PAUL CLAUDEL« Une flamme nocturne, étroite et paisible… Ce qu'elle éclaire, c'est la jeune femme promise à la mort, mais c'est nous aussi. » HENRI FOCILLON« Une flamme très pure défiant la vie. » RENE CREVEL