Gracq : Noeuds de vie
A Saint-Florent. Je regarde le paysage sur lequel donne la fenêtre de ma chambre, et qui est bien ce que j'ai le plus souvent regardé au monde.Il me semble que j'entends encore passer sur lui le son des cloches de vêpres de mon enfance, le dimanche, son pulpeux, mûri et comme ambré, au travers duquel la journée de luxe et de loisir entamait son automne. Je regarde la colline du Mesnil, la courbe de la Loire, la muraille verte des peupliers de l'île, derrière laquelle montent et débordent avec lenteur les cumulus cotonneux de ce premier après-midi d'octobre. Il ne m'en vient pas de tranquillité, ni même le sentiment rassurant d'une permanence, mais plutôt le malaise soucieux qui nous gagne devant un massif d'arbres marqué par la coupe, une bâtisse familière qu'on va démolir; la Terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd'hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l'assécher, ces nuages les dissoudre. Le moment approche où l'homme n'aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu'un monde entièrement refait de sa main à son idée - et je doute qu'à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son oeuvre, et juger que cette oeuvre était bonne.