Delacomptée : Adieu Montaigne
Notre époque déserte les livres mais se prend de passion pour Montaigne. Jamais il n’a suscité un pareil flot d’ouvrages, des plus accessibles aux plus érudits, tous pénétrants, alertes, et même, certains estampillés à bon droit succès de librairie.
Prudence, néanmoins. Cassandre malgré moi, me reprochant ce que je redoute, j’entends un chant du cygne dans cet enthousiasme. En classe, on n’enseigne presque plus les Essais. Le public célèbre-t-il ce qui va disparaître ?
Montaigne incarne le pouvoir créateur du verbe auquel nous ne croyons plus, mais dont, souterraine, la nostalgie nous reste. Dans la serre où prolifèrent les chiffres que nous cultivons comme aucune civilisation avant nous, il nous manque un supplément d’âme. On le loge dans le désir sans bornes de biens superflus : illusion désormais évidente que dénonçait le petit châtelain chauve à la moustache fournie, presque toujours vêtu de noir et de blanc sous sa calotte, qui parlait comme il agissait, écrivait comme il parlait, et s’essayait à vivre selon la nature.
Dire adieu à Montaigne serait troquer l’humanisme qui s’attache à son nom contre un futur strictement prosaïque, où l’humanité, enclose dans sa bulle étanche, se penserait maîtresse de l’univers, sans limites à sa toute-puissance.
C’est ce qui se joue au-delà des Essais.
Écrivain et essayiste, plume essentielle de la collection « L’un et l’autre » créée par J.-B. Pontalis chez Gallimard, Jean-Michel Delacomptée est notamment l’auteur de Passions, La princesse de Clèves (Arléa, 2012, sélection du prix Renaudot Essai et du prix Femina Essai) et de La Grandeur, Saint-Simon (Gallimard, 2011, prix Louis Barthou de l’Académie française 2012, Prix Historia de la Biographie Historique 2012, prix Charles Oulmont de la Fondation de France). Grand connaisseur de Montaigne (Et qu’un seul soit l’ami, Gallimard, 1995 ; Préface et commentaire de Lettre à son père sur la mort d’Étienne de La Boétie, Gallimard, 2012) et de son siècle (Ambroise Paré, la main savante, Gallimard, 2007), il nous invite, dans ce nouvel essai lumineux, à délaisser cet excès d’amour-propre qui se plaît à faire de Montaigne « notre contemporain » quand il est celui du genre humain – ou, en d’autres termes, à nous rapprocher de lui au lieu de l’attirer à nous.