Gracq : Les Terres du couchant. Récit abondonné et paru posthume
En 1953 Gracq entreprend un roman qui se situe comme Le Rivage des Syrtes dans cette zone rêveuse où Histoire et mythe, imaginaire collectif et destins individuels s’entrelacent.
Il y travaille pendant trois étés. Travail difficile, hésitant qu’il abandonne en 1956 pour écrire Un balcon en forêt et dont témoignent les quelque 500 pages manuscrites du fonds Gracq à la BnF. Le récit que nous publions est très proche d’une version définitive, même si pour l’auteur il n’a pas trouvé sa forme dernière. C’est dans ce dossier que Gracq a prélevé les 25 pages de La Route.
Le roman se situe à une époque la fois historique et hors de l’histoire – quelque part aux limites d’un Moyen Age barbare. Il se développe autour d’une ville assiégée aux lointaines frontières d’un Royaume finissant. De loin en loin, la place forte reçoit le renfort de quelques volontaires qui, secouant l’inertie mortelle du Royaume, prennent clandestinement la route pour lui apporter quelque secours. C’est parmi eux que se trouve le narrateur, qui évoque tout d’abord les préparatifs du voyage, les incidents et périls de la marche, les haltes, les rencontres et, surtout, les paysages traversés.
La deuxième partie s’organise autour de la vie dans la ville assiégée, avec ses plaisirs et divertissements, toujours précaires face aux signes évidents d’un imminent cataclysme : « Une ville murée pour le néant ».
Mais la substance poétique du récit naît de la description des paysages à la lumière changeante des heures. Du haut des remparts, le narrateur regarde « la steppe rousse » aux pieds de la muraille, plus loin « le lac et ses rives de paille » et au-dessus, « pareils à un rêve de neige flotté sur un aveuglant regard bleu, les linges glacés, glorieux, éblouis » de la Haute Montagne.
Un royaume sur le point d’être envahi par les barbares et qui refuse obstinément d’envisager le pire, une forteresse en flammes, « l’herbe froide et poissée » d’un champ de bataille: tout comme le Rivage des Syrtes la fiction subrepticement nous ramène à notre temps, mais c’est ici le « poète noir », qui donne le ton. La pesante « montée de l’orage » des années d’avant guerre, se résout enfin « en pluie de sang ».
On est toujours tenté de présenter la publication posthume d’une œuvre comme une découverte sensationnelle, qui change l’image établie d’un écrivain. Pourtant, ce récit ne bouleverse pas la vision que nous pouvons avoir del'oeuvre de Julien Gracq. Mais il la complète d’une manière significative et nécessaire. Il conduit à une compréhension plus intime, plus précise, de l’écrivain, des chemins qu’il emprunte, de son regard sur le monde et de son imaginaire. Et, enfin, on sait désormais quel est le paysage romanesque que traverse La Route. Surtout, ce grand récit nous offre le cadeau inattendu d’un pur plaisir de lecture. Bernhild Boie