Rancière : La chair des mots
«Quel rapport y a-t-il entre l’arche de Noé et la théorie du roman, la lettre de Don Quichotte à Dulcinée et la lecture de Marx par Althusser, les révolutionnaires français et les jonquilles de la poésie anglaise ? Pourquoi Balzac peine-t-il pour finir le Curé de village et Proust inclut-il la guerre de 1914 dans Le Temps retrouvé ? Pourquoi Deleuze fait-il un Christ du Bartleby de Melville ?
C’est que le roman et les Écritures, la politique et le poème, la littérature et la philosophie se nouent autour d’une même obsession : celle du pouvoir par lequel les mots se donnent chair et se projettent au-delà du livre. Platon a dénoncé les illusions de la ressemblance et Cervantès incarné dans Don Quichotte la folie de ceux qui croient à la réalité des livres. Mais toujours l’“illusion” chassée revient. Quand les exégètes ont fait du Livre de Vie biblique un poème, les poètes transforment le poème en livre du peuple. Quand le philosophe a récusé la lecture religieuse, il fait du livre l’action théâtrale menant à la “porte du jour” ou transforme les personnages de la fiction en intercesseurs d’un peuple à venir.
Ainsi se poursuit obstinément la même guerre de frontières. Wordsworth et Rimbaud rêvent d’un Verbe accordé au mouvement révolutionnaire des peuples. Mais ils déjouent dans le travail du poème cette marche en commun que Mandelstam ruinera au temps de la révolution russe. Balzac et Proust confrontent la vérité du livre à celle du Verbe fait chair. Sans cesse la littérature rejoue et déjoue l’incarnation. Et la philosophie est prise elle-même dans ce jeu de l’écriture avec son corps impossible.» J. R.