Coulon : Le roi n'a pas sommeil
« Ce que personne n’a jamais su, ce mystère dont on ne parlait pas le dimanche après le match, autour d’une bière fraîche, cette sensation que les vieilles tentaient de décortiquer le soir, enfouies sous les draps, ce poids, cette horreur planquée derrière chaque phrase, chaque geste, couverte par les capsules de soda, tachée par la moutarde des hot-dogs vendus avant les concerts de blues ; cette peur insupportable, étouffée par les familles, les écoliers, les chauffeurs de bus et les prostituées, ce que personne n’a pu savoir, c’est ce que Thomas avait ressenti quand le flic aux cheveux gras était venu lui passer les bracelets, en serrant si fort son poignet que le sang avait giclé sur la manche de sa chemise. »
Tout est inscrit dans cette première phrase : le silence qui étouffe et tue, le poids des regards, l’irrémédiable d’un destin, celui d’un enfant sage, excellent élève, devenu un adolescent taciturne et ombrageux. Thomas Hogan aura pourtant fait l’impossible pour exorciser ses démons intérieurs – les mêmes qui torturaient déjà son père.
Cela avait commencé avec la folle passion que William, le père, portait à LA propriété, un éden sauvage de quelques trois hectares où les sapins « semblaient danser les uns avec les autres », où l’homme ne venait plus, où « les arbres, les massifs de fougères, quelques framboisiers sauvages et des centaines de fleurs des bois » étaient le domaine de la lumière, des biches et des cerfs. Il l’avait achetée, y travaillait âprement mais ses économies n’y suffisaient pas. Certes, sa femme, Mary, l’aidait, le réconfortait : « Elle sentait bon, ses doigts glissaient sur lui à la manière des rondins de bois qui dévalent une cascade sans jamais se retourner. » Il accepta tous les boulots, s’épuisa, le jour à la scierie, la nuit à la gendarmerie, à trier jusqu’au cauchemar les fiches d’identification de meurtriers, notamment celles des assassins d’enfants… Est-ce cette proximité avec le crime ? Il est sombre, violent, parle peu.
Et Thomas est né. Généreux, rieur, bon élève, il apparaissait fragile et vulnérable, l’opposé de son père. Ainsi, en dépit de l’alcool, de la fatigue lancinante, de la violence, la vie semblait possible et belle… Jusqu’à l’accident : à la scierie, la machine a dérapé, broyé une main ; et la gangrène, avide, a emporté William Hogan sans qu’O’Brien, l’ami médecin, ait pu faire quoi que ce soit.
À quel moment Thomas, le fils, a-t-il basculé ? Lorsque Paul, l’ami d’enfance, son alter ego, l’a trahi pour rejoindre la bande de Calvin ? Lorsqu’il a découvert le Blue Budd, le poker et l’alcool de poire ? Lorsque Donna, l’assistante du Doc’ l’a entraîné derrière la scierie maudite ?
Prix Mauvais genre 2012 France Culture - Nouvel Observateur