Méheut : Penser le bonheur
Pourquoi la philosophie serait-elle concernée par le problème du bonheur ? Y aurait-il une problématique proprement philosophique du bonheur ?
Si le rôle de la philosophie était de nous permettre de mieux vivre, ou tout au moins de bien vivre, alors elle serait une sagesse. Il deviendrait impératif de pouvoir définir ce qu'est le bonheur pour parvenir à une topologie de ce dernier et surtout à cerner de façon efficace cette lancinante question du comment peut-on définir le bonheur, peut-on même l'identifier ? Quels peuvent être les moyens assurés de parvenir au bonheur ? La seule chose claire et certaine est que tout homme cherche à être heureux : le bonheur est une finalité visée par tous et qui ne demande même aucune justification. Mais, sorti de cette première évidence, le philosophe se sent bien démuni pour persévérer dans son travail habituel de définition : quelle spécificité pourrait avoir cette notion pour qu'il parvienne à la conceptualiser puisque la représentation que chacun se fait du bonheur relève de son imagination, maîtresse dans l'art des médiations variables selon le vécu des manques et des absences : si j'avais, si j'étais… alors ce serait le bonheur ! Et l'argent ou le pouvoir, les honneurs ou l'amour d'entrer dans la ronde.
Une autre certitude viendrait-elle aider le philosophe par l'assurance que jamais la réalité n'est à hauteur de l'imagination et que la concrétisation des désirs a immanquablement le goût fade de la possession ?
Enfin, il paraît possible que le bonheur qui convient à chacun, ne pouvant être le bonheur qui convient à tous, l'idée d'un bonheur de l'humanité en général relève d'une utopie de la raison.
D'une telle indigence pour construire un concept s'en suivent les classiques contradictions entre bonheur individuel et bonheur partagé, bonheur et moralité, bonheur et durée ou bonheur et extériorité. La question de la topologie du bonheur se résume à celle, épineuse, de la conciliation.
Il devient inutile d'aller plus avant pour chercher l'impossible « comment » du bonheur. Tournons-nous plutôt vers le poète qui, parfois, sait si habilement guider le philosophe. Et la phrase de René Char « L'impossible, nous ne l'atteignons pas, mais il nous sert de lanterne » nous permettra de reformuler philosophiquement la problématique du bonheur : pourquoi le désir de bonheur est-il le propre de l'homme ? Pourquoi, alors que le bonheur est indéfinissable, alors qu'il est inatteignable par des moyens sûrs, correspond-il à un universel désir humain ? Cette fois, nous sommes au cœur de ce qui fait que la philosophie est une quête irremplaçable, non parce qu'elle serait une sagesse, mais parce qu'elle pose ce regard étonné sur l'homme : l'homme ne se contente pas, comme l'animal, de la nature, de sa nature, de sa finitude. Il y a toujours en lui cette aspiration vers la totalité, vers l'infini, vers l'inconditionnel, vers le bonheur. Pourquoi l'homme est-il toujours plus que ce qu'il est positivement, pourquoi cette perfectibilité, pourquoi ce désir qui se nourrit de lui même ? Sans doute, le bonheur est-il, avec la liberté avec laquelle il a partie liée, le problème philosophique radical parce que proprement métaphysique. Souhaitons que tous ceux qui cherchent à penser le bonheur puissent se faire accompagner et sachent se faire éclairer au cours du voyage par les textes ici réunis qui ont été écrits pour eux. Mais avant que de les leur laisser découvrir, revenons encore à René Char : Supprimer l'éloignement tue. Les dieux ne meurent que d'être parmi nous.